Publié le 16 décembre 2024 Mis à jour le 16 décembre 2024

Des entreprises ont été confrontées à des scénarios de crise au cours d’une recherche. En moyenne, les réponses apportées par de seuls experts ont été moins judicieuses que la moyenne.

Des entreprises ont été confrontées à des scénarios de crise au cours d’une recherche. En moyenne, les réponses apportées par de seuls experts ont été moins judicieuses que la moyenne.


Pandémie de Covid-19, blocage du canal de Suez par le porte-conteneurs Ever Given, cyberattaques mondiales, attaques terroristes, catastrophes industrielles… Les crises de ces dernières années ont bien eu cette faculté d’exposer les failles des organisations. Elles ont aussi mis à l’épreuve leur capacité à réagir face à l’inconnu et révélé l’importance d’équipes transversales, telles que les cellules de crise. Ces dernières, supposées être le cœur battant de la gestion de ces événements, doivent prendre des décisions en un temps record dans un environnement d’incertitude absolue.

Peut-on alors vraiment compter sur l’expertise ? Celle-ci ne deviendrait-elle pas parfois un obstacle ? Telle est la question que nous avons tenté d’approfondir dans un travail de recherche récent. On aurait bien volontiers tendance à penser que l’expertise est le socle de la prise de décision éclairée. Ces croyances semblent néanmoins à remettre en question.

Quand l’inédit reste mal compris

Notre étude s’inscrit dans la tradition des simulations de crises, confrontant des employés d’un géant industriel à des scénarios extrêmes. Leur construction est inspirée de situations réelles. Ils ont permis d’observer les dynamiques de décision dans des situations de stress intense, mêlant incertitude et ambiguïté.

Le constat est frappant : l’expertise, souvent perçue comme un bouclier contre l’erreur, peut paradoxalement mener à des prises de décision défaillantes. Dans un contexte où chaque minute compte, les experts sont souvent paralysés par leurs connaissances passées, incapables de s’adapter à des situations totalement nouvelles. Le blocage vient souvent de la volonté de retrouver des schémas familiers dans une crise pourtant inédite.

Les biais cognitifs jouent ainsi un rôle central dans les dysfonctionnements des cellules de crise. Les experts, formés à détecter des schémas récurrents, sont susceptibles de tomber dans des pièges mentaux en tentant d’appliquer des solutions éprouvées à des situations complexes et nouvelles. Cette approche peut générer des « angles morts » et des erreurs de jugement, exacerbés par la pression et le manque de temps.

Dans notre étude, des cellules de crise ont été confrontées à un scénario psychosocial inspiré des suicides chez France-Télécom, très médiatisé entre 2006 et 2011. Neuf actions clés, telles que le soutien psychologique, la gestion de la communication, le déplacement du corps, l’annonce aux familles, l’organisation d’une commémoration ou l’information immédiate à l’inspection du travail, étaient analysées pour évaluer leurs décisions. Le ratio de choix judicieux par rapport aux non judicieux permettait de mesurer la performance de chaque cellule face à cette situation complexe et émotionnellement chargée.

Les cellules de crise dépourvues d’expertise ont pris des décisions appropriées dans 69 % des cas. C’était attendre un feu vert des autorités pour annoncer le décès, contacter sans délai l’inspection du travail, ne pas déplacer le corps, bloquer tout contact visuel avec le corps, annoncer l’organisation d’une commémoration collective. Le record est de 89 %. En revanche, les cellules disposant d’experts avérés ont affiché les plus faibles performances, avec une moyenne de 41 %, dont une atteignant 0 %. Ce constat souligne que l’expertise peut, dans certains cas, inhiber la flexibilité nécessaire face à des situations inédites.

Repenser les cellules de crise

Notre étude ne vise pas à dénigrer l’expertise mais plutôt à souligner la nécessité de la nuancer. Face à l’ambiguïté d’une situation, elle appelle à intégrer ce que l’on nomme des « métarègles », des principes directeurs qui transcendent les solutions techniques et permettent à la cellule de crise de se recentrer sur les valeurs et la mission de l’organisation. Elles agissent comme une boussole morale, essentielle dans le « brouillard de guerre » qu’évoquait le général prussien Carl von Clausewitz dans un ouvrage posthume, De la guerre, publié en 1832.
Pour ce qui est de la composition des cellules de crise, l’étude préconise d’y associer une plus grande diversité de profils afin de briser la « tyrannie de l’expertise » et d’introduire des perspectives variées, qui enrichissent la prise de décision. Cette diversité n’est pas simplement démographique, mais aussi cognitive et émotionnelle, car elle favorise l’émergence de solutions inédites.

Il s’agirait aussi de réinventer la formation des membres des cellules de crise. Au-delà des compétences techniques, il paraît important d’entraîner les équipes à faire face à des situations radicalement inédites. Cela passe par la simulation de crises complexes, qui permettent d’acquérir des réflexes adaptés. Loin d’être un simple exercice académique, ces simulations sont la clé pour faire face aux incertitudes des futures crises mondiales.

Faire place aux émotions

De manière inattendue, l’étude met aussi en avant le rôle central des émotions dans la gestion de crise. Contrairement à une vision rationaliste traditionnelle, où l’émotion est vue comme un obstacle à la décision, nous démontrons que la gestion des processus émotionnels dans des simulations de crise permet une meilleure adaptabilité. Les simulations, en confrontant les équipes à des situations nouvelles, forcent les participants à gérer non seulement les aspects opérationnels et cognitifs, mais aussi leur stress, leur anxiété et leurs doutes. Cette dimension émotionnelle devient ainsi un support essentiel pour une prise de décision plus qualitative.

Les analyses montrent que les décisions les plus pertinentes des cellules sans expertise étaient motivées par des processus émotionnels. Des actions clés, telles que la prise en charge immédiate des victimes, la création d’un soutien psychologique ou la coordination avec les autorités pour informer les proches, ont émergé d’une gestion intuitive et empathique de la situation, plutôt que de connaissances techniques ou d’expérience préalables.

Dans un monde où les crises se multiplient et se complexifient, l’expertise seule ne suffit plus. Elle semble devoir être enrichie par une pensée collective, où la diversité des expériences et des points de vue devient un atout. En intégrant à la fois des processus cognitifs, techniques, mais aussi émotionnels, favorisant une approche holistique de la prise de décision, les organisations feraient de leurs cellules de crise de véritables laboratoires de l’intelligence collective, prenant un avantage décisif pour naviguer dans l’incertain.The Conversation

Raphael De Vittoris, Professeur associé en Sciences de Gestion, Université Clermont Auvergne (UCA) et Daniel Bretonès, Professeur de Management, IAE Paris – Sorbonne Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.