Publié le 20 février 2025 Mis à jour le 19 février 2025

Professeure d’université-praticienne hospitalière (PUPH) en santé publique orale à l’UFR d’odontologie de l’UCA, Stéphanie Tubert-Jeannin a très tôt préféré la dimension humaine des soins dentaires à leur aspect technique. Tournée vers l’international, elle œuvre à faire reconnaître la santé bucco-dentaire comme un enjeu de santé publique.


Professeure d’université-praticienne hospitaliere (PUPH) en santé publique orale à l’UFR[1] d’odontologie de l’UCA, Stéphanie Tubert-Jeannin a très tôt préféré la dimension humaine des soins dentaires à leur aspect technique. Tournée vers l’international, elle œuvre à faire reconnaître la santé bucco-dentaire[2] comme un enjeu de santé publique.

On aurait voulu prendre en photo Stéphanie Tubert-Jeannin là, dans cette immense salle de travaux pratiques de l’UFR d’odontologie, devant un impressionnant alignement de simulateurs dentaires. C’est là que les étudiants, futurs chirurgiens-dentistes, s’entraînent à réparer et soigner des dents abîmées façonnées à l’imprimante 3D, qu’ils peaufinent leur répertoire de gestes techniques. Sauf que ce n’est pas vraiment l’environnement dans lequel évolue au quotidien Stéphanie Tubert-Jeannin. Son « truc » à elle, c’est la santé avant la technicité, la prévention avant le soin. Plutôt que soigner une carie, disons qu’elle préfère éviter que la dent se gâte. Son domaine d’expertise, c’est la santé publique.
« Parfois, je me dis que mon choix est un peu curieux, car la santé bucco-dentaire n’est pas un champ très valorisé dans le champ de la santé. Et la santé publique, au sein des spécialités médicales, ne l’est pas non plus. Moi, j'ai cumulé les deux ! »

C’est que la chercheure, professeure, clinicienne – elle est tout ça à la fois – a eu très tôt la conviction qu’il se jouait là quelque chose d’important, à rebours d’une tendance générale à considérer la santé bucco-dentaire secondaire, moins vitale peut-être, que le « reste » de la santé. « Pourquoi est-ce souvent vu comme moins important ? Peut-être parce qu’il n’y a pas le sentiment que la vie est en danger de façon immédiate, avance la spécialiste. Pourtant, on peut mourir de problèmes bucco dentaires… ». Surtout, on peut grandement en souffrir, pas seulement sur le plan physiologique, mais aussi sur le plan psychologique, social ou économique. Les dents, ce n’est pas qu’une question de douleur ou d’esthétique. « Une bouche en bonne santé, c’est nécessaire pour parler, manger, avaler, sourire ..… vivre au quotidien. »

Vision globale

La bouche, rappelle-t-elle, est un organe auquel sont associées un grand nombre de pathologies[3], les deux plus communes (et connues du grand public) étant la carie dentaire et les maladies parodontales, mais il y a aussi les cancers, les traumatismes[4]… Des pathologies qui ne sont pas à négliger : « Des études ont par exemple montré que chez les patients diabétiques, le fait de prendre en charge la santé parodontale améliore leur niveau de glycémie. Les deux maladies sont intimement liées.»

D’où l’enjeu d’une prise en charge de santé globale, intégrant la santé bucco-dentaire. « Au niveau international, il y a beaucoup d'initiatives en ce moment pour développer l'interprofessionnalité, c'est à dire le fait de faire travailler ensemble les chirurgiens-dentistes avec d'autres professionnels de santé : médecins, mais aussi pharmaciens, maïeuticiens … avec l’idée que si les professionnels de santé travaillaient moins en silo, les patients y gagneraient. »

« Stéphanie a une vision assez globale, à la fois des solutions à mettre en place pour favoriser l’accès aux services de santé des patients et en même temps, une grande conscience des barrières à cet accès à la santé », note sa collègue Estelle Machat, également MCU-PH[5] en santé publique orale à l’UFR d’odontologie.

Explorer les paradoxes

Lorsque les dents sont dégradées, explique Stéphanie Tubert-Jeannin, les conséquences peuvent être très lourdes pour les individus concernés : difficile de trouver un emploi ou de travailler à l’école quand on a très mal aux dents, qu’on ne dort plus la nuit. « Les gens comprennent ces impacts, mais bizarrement, quand il y a des décisions à prendre, par exemple pour un programme de prévention à mettre en place, le champ bucco-dentaire est souvent mis de côté ». Pourquoi ? C’est ce paradoxe notamment, que Stéphanie Tubert Jeannin et ses collègues spécialistes de santé publique explorent dans leurs recherches au sein du laboratoire CROC (Centre de Recherche en Odontologie Clinique). L’une de ces études a révélé une vision très curative de la santé bucco-dentaire chez les personnes les plus vulnérables : « Elles ont une réticence à consulter et attendent que la douleur devienne absolument insupportable pour enclencher une démarche de consultation », rapporte la chercheure. Le frein à la consultation n’est pas seulement financier, des expériences passées négatives, vécues dans un cabinet dentaire, renforcent la peur de consulter. « Les problèmes bucco-dentaires s'accumulent, la personne vit des expériences de soin négatives et comme elle vit des expériences négatives, elle reporte encore plus le moment de consulter… » Un vrai cercle vicieux, qu’une politique de santé plus axée sur la prévention permettrait d’éviter[6].

Une ouverture internationale

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a bien compris : l’institution s’est récemment emparée de la question, en proposant la première réunion mondiale sur la santé bucco-dentaire à Bangkok en novembre 2024[7], visant à « réaffirmer l’engagement politique pris par les États Membres » pour la promouvoir et la prendre en charge. La réunion a donné lieu à la rédaction d’une déclaration[8] : « Pas de Santé sans Santé Bucco-Dentaire - Vers la Couverture Sanitaire Universelle pour la Santé Bucco-dentaire d’ici 2030 ».

Stéphanie Tubert-Jeannin est partie prenante de la rédaction d’une stratégie pour la France, en tant qu’experte au sein de la Conférence Nationale de Santé (CNS) : « L'idée, c'est de travailler à des recommandations qui pourraient servir ensuite à une feuille de route pour améliorer la prise en compte des problèmes bucco-dentaires », décrit-elle.

« Sa spécificité, c’est cette grande ouverture à l’international. Elle ouvre notre structure et notre laboratoire de recherche sur l’Europe et le monde, observe Emmanuel Nicolas, actuel doyen de l’UFR d’odontologie. Elle mène de nombreux projets européens et s’est impliquée au sein de la  chaire Unesco « Educations et Santé »[9] portée par l’UCA, ce qui n’est pas rien comme label pour une université ».

« Elle a aussi été la seule française présidente de l’ADEE[10], qui regroupe toutes les facultés dentaires européennes », ajoute sa collègue et amie Valérie Roger.

L’humain avant la technique

Recherche, formation d’étudiants, clinique, expertise… La santé publique est au cœur de ses multiples activités. Rien ne semblait pourtant la destiner à cette spécialité. Ses parents ? « Non, ils n’étaient pas du tout dans le domaine de la santé. » Stéphanie Tubert Jeannin ne saurait dire pourquoi après avoir passé son bac très jeune, elle a choisi de « faire dentaire », à Clermont-Ferrand. Médecine apparaissait « bouché », elle s’est un peu « laissée porter », pense-t-elle, ajoutant « une chose est sûre, j’ai toujours été intéressée par les sciences, en particulier les sciences de la vie, la santé ».

À l’issue de ses études, la jeune femme commence à travailler en cabinet. « Mais je n’étais pas prête pour l’exercice clinique, j’étais trop jeune, j’avais envie d’autre chose », se souvient-elle. Une discussion impromptue se révélera déterminante : « Un peu par hasard, j'ai eu l'occasion de discuter avec un collègue Anglais qui était dans le champ de la santé publique bucco-dentaire. À l'époque, dans les années 1990 en France, cette spécialité était quasi inexistante. Les Britanniques avaient un peu d’avance. J’ai su alors que j’avais trouvé ma voie. » L’étudiante se lance dans un DEA[11] et poursuit naturellement avec une thèse en santé publique[12] au laboratoire de physiologie oro-faciale (ancêtre du CROC), qu’elle soutient en 1994.

Elle se félicite aujourd’hui de ses choix : « Quand on fait une carrière universitaire, cela signifie que l’on mêle au quotidien ce qui relève du champ clinique, ce qui relève de la formation et ce qui relève de la recherche, parce qu’un champ nourrit l’autre et réciproquement. On ne fait jamais la même chose, c'est extrêmement varié. »

Former les acteurs de santé

Ces derniers temps, c’est la recherche et le travail d’expertise à la CNS qui occupe une grande partie de son temps. « Mais vous m’auriez demandé il y a deux mois, je vous aurais dit « En ce moment, c’est la formation ! » » Et il y a quelques années, c’étaient certainement ses responsabilités de Doyenne de l’UFR d’odontologie. « À l’époque, elle a mis en place des enseignements en communication thérapeutique, pour travailler la relation patient-praticien, c’était assez novateur, raconte Estelle Machat. Elle est très attachée à la formation des futurs professionnels, qu’elle considère pleinement comme des acteurs de santé publique en devenir. »

« Elle fait partie de ces gens un peu visionnaires, qui savent se projeter dans l’avenir et anticiper, qui imaginent comment va s’orienter la formation en odontologie et mettent tout en œuvre pour s’adapter aux évolutions futures », salue Valérie Roger, qui a collaboré étroitement à l’époque avec la professeure, en tant que vice-doyen chargée de la formation.

Stéphanie Tubert-Jeannin le sait, une crise sanitaire, un changement politique… peuvent mettre à mal en un rien de temps un travail de plaidoyer pour la promotion de la santé bucco-dentaire de plusieurs années. La santé publique a parfois des allures d’éternel recommencement. Former étudiants et professionnels, mener et évaluer des programmes de prévention sur le terrain… Recommencer, oui, ou plutôt poursuivre les efforts, avec le sourire.
 

[1] Unité de formation et de recherche
 
[2] L’OMS définit la santé bucco-dentaire comme étant « l’état de la bouche, des dents et des structures orofaciales, qui permet aux individus d’effectuer des fonctions essentielles, telles que manger, respirer et parler, et englobe des dimensions psychosociales, comme la confiance en soi, le bien-être et la capacité de créer des liens sociaux et de travailler sans douleur, inconfort ou gêne ».
 
[3] Les maladies bucco-dentaires affectent 3,5 milliards de personnes dans le monde selon l’OMS.
 
[4] D’origine multifactorielle, les maladies parodontales détruisent les tissus de soutien des dents (gencives et os).
 
[5] Maitre de conférences des universités - Praticien hospitalier
 
[6] Stéphanie Tubert Jeannin et ses collègues ont collaboré avec l’Agence Sanitaire et Sociale de Nouvelle Calédonie, pour développer et évaluer via la réalisation de plusieurs études épidémiologiques, un programme de prévention appelé « Mes dents ma santé ».
 
[7] Cette réunion faisait suite à la résolution WHA74.5 sur la santé bucco-dentaire adoptée par l’Assemblée mondiale de la Santé en 2021.
 
[8] Avant-projet de plan d’action mondial pour la stratégie bucco-dentaire.
 
[9] https://chaireunesco-es.org
 
[10] Association for Dental Education in Europe, https://adee.org/
 
[11] Diplôme d’études approfondies, correspondant au « Master 2 recherche » aujourd’hui.
 
[12] Mise en place et évaluation d’un programme de prévention bucco-dentaire, https://theses.fr/1994CLF1DD01