Publié le 16 octobre 2024 Mis à jour le 16 octobre 2024

Découvrez le portrait d'un économiste sans concession : Simone Bertoli.



Professeur des universités et directeur du Cerdi[1], Simone Bertoli étudie depuis vingt ans la migration internationale, ses déterminants et ses effets sur les pays d’origine, sans jamais se départir de son exigence de rigueur scientifique.


La première chose que l’on se dit, en rencontrant Simone Bertoli, c’est que cet homme est très curieux. Aucune étrangeté dans ce qualificatif : cette curiosité est tout intellectuelle. A peine entrés dans son bureau de l’avenue Léon Blum, le chercheur nous fait partager sa dernière lecture, The nomadic century (Le siècle nomade), de la journaliste britannique Gaïa Vince. Il y est question de la façon dont le changement climatique va impacter la distribution spatiale de la population dans le monde dans les décennies à venir, un sujet qui rejoint ses travaux sur les migrations, ou plus précisément l’économie des migrations. Assis devant la vaste baie vitrée offrant une vue dégagée sur la ville, le scientifique prend un évident plaisir à argumenter. « Quand vous êtes chercheur, vous devez passer pas mal de temps à lire, réfléchir, échanger… j’adore. Ma femme dit que je suis économiste parce que j’aime discuter ! ».

Excursions intellectuelles

L’intéressant avec l’économie, c’est qu’elle est ouverte sur le monde, à la croisée de nombreuses disciplines : les sciences sociales, l’anthropologie, la psychologie, les mathématiques… Cela tombe bien, Simone Bertoli adore les excursions intellectuelles ; il y trouve de quoi nourrir ses recherches. Les études de psychologie sur les biais cognitifs par exemple, notamment le modèle des deux systèmes de la pensée de Daniel Kahneman[2] (« Thinking fast and slow »), lui ont ainsi inspiré un article (publié en 2020) sur l’influence de certains biais cognitifs dans le choix d’émigrer, influence que le chercheur a intégré dans un modèle théorique. « Quand vous devez choisir dans quel pays aller, vous n’avez pas une connaissance parfaite des différentes alternatives, vous n'êtes pas en mesure de dire comment vous vous trouverez en France plutôt qu’au Maroc, en Espagne, au Royaume-UniCe que suggère ce type de modèle, c’est que les personnes qui ont des a priori plus forts pensent savoir déjà quelle est la meilleure solution pour eux. Mais parfois elles commettent des erreurs, car elles ne passent pas suffisamment de temps à collecter des informations sur les différentes alternatives possibles. Donc, elles n’arrivent parfois pas à saisir des opportunités qui sont en contradiction avec leurs préjugés. ».

Des chiffres et des maths

Si l’économie est une science « très humaine », comme se plait à rappeler le chercheur, lui l’a d’abord crue assez inhumaine enfant. Son père, qui l’avait lui-même étudiée, était chef du service de comptabilité de la Province de Florence, en Italie. « À trois-quatre ans, si j’avais vraiment du mal à m’endormir le soir, il prenait le bilan prévisionnel de la province et commençait à le lire ligne par ligne. Donc l’économie pour moi, c’était juste une longue série de chiffres complètement inintéressante qui finissait par m’achever et m’endormir ! » Le jeune Simone en est à l’époque convaincu : il n’en fera jamais son métier.

Pourtant après un bac scientifique – il se passionne pour les mathématiques, la modélisation, la théorie des jeux –, le destin le rattrape.  À tout juste 18 ans, en mars 1998, le jeune homme tombe sur un article de la version italienne du Monde diplomatique, consacré aux effets économiques de la globalisation. « Je me suis dit ça, ça m’intéresse ! J’ai compris que l’économie, ce n’étaient pas les bilans que mon père rédigeait… » Sans hésiter, il s’inscrit en faculté d’économie à l’Université de Florence.

Rencontres

Quelques années plus tard, il fait une rencontre qui marquera sa vie : nous sommes en 2002, Simone Bertoli suit les cours de Giovanni Andrea Cornia. Ce grand professeur a été économiste en chef à l’Unicef à New York, directeur de l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations Unies (UNU-Wider)… « Il était rentré avec une énorme expérience internationale, des cours impeccables enrichis par sa connaissance hors pair de toute l’Asie, l’Amérique latine, l’Afrique, il parlait de nombreuses langues… C’était flamboyant ! » se souvient-il. C’est grâce à lui que Simone Bertoli décide de faire un doctorat en économie du développement à l’Université de Florence. Et c’est encore Giovanni Andrea Cornia qui sera, indirectement, à l’origine de sa venue à Clermont-Ferrand en 2010.

Le sujet des migrations s’impose quant à lui lors d’un voyage de jeunesse. À l’été 2004, alors qu’il doit définir son sujet de thèse, l’étudiant en économie part en Équateur. Il veut assister au premier forum social des Amériques à Quito (25-30 juillet 2004) et bourlinguer dans les Andes, l’Amazonie… Il découvre alors l’ampleur de la migration équatorienne vers les Etats-Unis et l’Espagne, à la suite de la grave crise économique survenue à la fin des années 1990. « Le pays comptait à l’époque entre 12 et 13 millions d’habitants. 600 à 700 000 personnes sont parties en l’espace de cinq ou six ans, soit 5 à 6% de la population ! C’était donc quelque chose de majeur qui commençait à me passionner, je m’interrogeais sur les implications pour le pays d’un flux migratoire aussi immense. ».

Vingt ans plus tard, devenu enseignant-chercheur, membre junior de l’Institut Universitaire de France (entre 2018 et 2023), puis directeur du Cerdi depuis 2023, Simone Bertoli s’interroge toujours : une grande partie de ses travaux de recherche portent sur les effets de la migration internationale sur les pays d’origine, un sujet peu médiatisé en France.

De la méthode

Il y aurait pourtant beaucoup à dire. Comme le fait que pendant longtemps, la littérature a été excessivement optimiste sur le sujet. Les transferts monétaires des migrants vers leur pays d’origine étant très élevés – plus de 500 milliards de dollars par an[3] –, « l’idée était que ces transferts, qui pour certains pays peuvent représenter 10, 15, voire 20% du PIB, devaient forcément réduire la pauvreté ». Pas si sûr. « Si vous prenez un pays donné, ce ne sont pas les ménages les plus pauvres qui arrivent à émigrer, mais ceux issus de la classe moyenne. Il est vrai que les transferts sont assez importants, mais ils n’atteignent pas directement la partie de la population la plus pauvre, donc les effets sur la pauvreté sont assez limités. ».

Corriger les biais d’analyse, réinterpréter les faits à l’aune d’un traitement plus rigoureux des données, déceler les corrélations fallacieuses[4]… Simone Bertoli y est très attaché. « Chaque fois qu’il lit un article ou assiste à un séminaire, Simone essaie de voir s’il y a des erreurs dans le traitement des données », témoigne son épouse Francesca Marchetta, maitre de conférences au Cerdi.

Une rigueur intellectuelle qu’il exige des autres – notamment de ses étudiants – mais aussi de lui-même, salue Samuel Guérineau, doyen de l’École d’économie de l’UCA. « Simone n’affirme jamais quelque chose sans étayer, sans donner des éléments précis. Il s’applique une rigueur de l’argumentation et une méthode de doute scientifique très au-dessus de la moyenne, et pas seulement dans son domaine de recherche. C’est un réflexe qu’il a sur tout sujet. ».

Et qui le laisse parfois sans repos. « Quand il y a quelque chose qu’il ne comprend pas ou qu’il veut comprendre, cela devient une priorité », rapporte Francesca Marchetta. « Une nuit je me suis réveillé à 3h15 du matin et je me suis dit « J’ai compris ! », se souvient le scientifique. Mon cerveau avait continué à travailler de façon inconsciente pendant mes rêves et au moment du réveil, j’avais la solution. Je me suis levé, je suis allé vérifier quelque chose dans les données, mon intuition était la bonne. Avec la recherche, vous avez la tête qui tourne en permanence, surtout quand il s’agit de réflexion théorique, et cela n’est pas forcément une bonne chose pour les personnes qui sont autour de vous. ».

Préjugés tenaces

Bien sûr, on pourrait rétorquer que la recherche en économie du développement n’est pas une priorité, qu’il ne s’agit pas de découvrir un nouveau vaccin ou de mettre au point un traitement contre le cancer. Et pourtant. Combattre les préjugés est plus que jamais essentiel à l’heure des migrations climatiques. « La perception dominante, c’est que l’arrivée des immigrés nuit aux opportunités d’emploi et aux salaires des natifs. Pourtant la littérature économique montre qu’elle a un impact, en moyenne, assez limité, voire nul, expose Simone Bertoli. Les préjugés persistent car ils sont souvent répétés. Or le problème, c’est que si vous avez une vision négative des immigrés, cela ne facilite pas leur intégration, et cela détériore encore plus la perception que vous avez d’eux. C’est un cercle vicieux ».

Le chercheur ne se fait pas d’illusion, il sait qu’exposer les faits ne suffit pas : « L’idée qu’il suffirait de dévoiler une sorte de vérité objective pour se débarrasser des préjugés est assez naïve. Nous sommes des économistes, donc nous essayons d’éclairer les décisions publiques. Dans le domaine des migrations c’est particulièrement difficile. ».

Au-dessus du bureau, un poster coloré attire notre attention. Il s’agit d’une affiche de Bandabardò, un groupe que Simone Bertoli a beaucoup écouté dans sa jeunesse en Italie et dont beaucoup de chansons sont en français. « C’est la musique qui m’accompagne depuis toujours. » Un extrait d’une de leurs chansons figure même dans son mémoire d’HDR[5] : « La fortuna è un fatto di geografia » (« La chance est un fait géographique »).




 

[1] Centre d’études et de recherches sur le développement international (CNRS / UCA / IRD).
[2] Le psychologue Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, a grandement participé à intégrer les découvertes de la psychologie dans les sciences économiques. Dans « Thinking Fast and slow » publié en 2011, il explique que nous aurions deux grands modes de pensée, l’un rapide et automatique, l’autre plus lent et analytique.
[3] Argent gagné par un travailleur immigré dans un pays d’accueil.
[4] Corrélations fausses, qui ne sont pas dues aux relations causales directes entre des variables, mais à l’influence d’une ou de plusieurs autres variables cachées.
[5] Habilitation à diriger des recherches.