Publié le 17 septembre 2024 Mis à jour le 15 novembre 2024

Découvrez le portrait Karine Sellegri, expérimentatrice obstinée qui rejoindra en décembre le navire de la flotte océanique Marion Dufresne pour poursuivre ses explorations des échanges océan-atmosphère.


Expérimentatrice obstinée, Karine Sellegri rejoindra en décembre le navire de la flotte océanique Marion Dufresne pour poursuivre ses explorations des échanges océan-atmosphère.

Quand nous l’avons contactée pour lui annoncer que nous souhaitions écrire son portrait, Karine Sellegri était un peu étonnée. Cette « chercheuse expérimentale » comme elle se définit elle-même, n’aime pas tellement être dans la lumière. Ce qu’elle préfère, c’est comprendre, expérimenter, dans l’ombre… et les embruns. Car c’est aux océans que s’intéresse la scientifique depuis nos terres volcaniques. Ou plutôt aux échanges océan-atmosphère. Ni chimiste, ni physicienne ou plutôt un peu des deux, voire même un peu biologiste, Karine Sellegri se situe à l’interface.

On l’imagine aisément sur le navire de la flotte océanique française Marion Dufresne[1] qu’elle rejoindra en décembre pour une nouvelle expédition de recherche dans les Terres australes. Elle y rejoindra un écosystème foisonnant de scientifiques, spécialistes de l’atmosphère, océanographes… venus des quatre coins du monde pour réaliser des dizaines d’expériences. Avec ses collaborateurs néozélandais, australiens, allemands, belges… elle y poursuivra le projet Sea2Cloud[2]. L’objectif : étudier comment les émissions des micro-organismes de l’océan modifient les propriétés des nuages dans l’atmosphère et participent ainsi à la régulation climatique. Il s’agira notamment de confirmer une hypothèse novatrice (publiée fin 2023 dans la revue PNAS[3]), point d’orgue d’un périple scientifique débuté par la chercheuse voilà plus de vingt ans.

L’hypothèse Gaïa

À l’époque, Karine Sellegri est en DEA[4] « Pollution atmosphérique et physique de l’environnement » à Toulon. Nous sommes en 1998 et dans le cadre de sa formation, elle découvre un essai du chimiste britannique James Lovelock « Les âges de Gaïa ». « Ça a été un déclencheur », se souvient-elle. Le chercheur indépendant (décédé en 2022) y développe un paradigme nouveau, élaboré avec la biologiste Lynn Margulis dans les années 1970 : notre planète, appelée Gaïa, fonctionnerait comme un superorganisme complexe capable de s’autoréguler et de maintenir l’équilibre nécessaire à la vie. En réaction aux changements environnementaux, ce superorganisme, composé de l’ensemble des êtres vivants, émettrait des gaz et des particules dans l’atmosphère, qui in fine, participeraient à la régulation du climat. « Dans cette hypothèse, l’homme est un virus qui provoque une fièvre de l’organisme vivant Terre, lequel réagit avec ses défenses naturelles. C’est une très jolie hypothèse ».

Dans le processus décrit par Lovelock, les océans qui couvrent 70% de la Terre jouent un rôle central : quand la température augmente localement, les micro-organismes marins, notamment le phytoplancton[5], émettent des composés qui participent à la formation d’aérosols[6] dans l’atmosphère, lesquels influencent le développement des nuages. C’est l’hypothèse (controversée) « CLAW[7]».

Intuition scientifique

Fascinée, l’étudiante comprend que pour montrer l’impact de l’Homme sur le système climatique, il faut d’abord en décortiquer les mécanismes naturels ; elle a trouvé sa voie. Lovelock cite dans son ouvrage le nom d’un glaciologue français, Michel Legrand. Ne se mettant aucune barrière, elle décide de le contacter. « Je lui ai dit « Je veux travailler avec vous ». Il m’a envoyée à Clermont-Ferrand ! », se souvient-elle amusée. Pendant trois ans, Karine Sellegri explore au LaMP[8] les interactions entre les particules d’aérosols et les nuages, sous la direction de Paolo Laj (et la codirection de Michel Legrand). Elle poursuit en post-doc au Max Planck Institute for Nuclear Physics en Allemagne, puis à l’Université de Galway en Irlande, avant de finalement rejoindre, recrutée par le CNRS, le LaMP.




Karine Sellegri fonctionne à l’envie, peut-être aussi à l’intuition. « Pour trouver un post-doc, j’ai fait le bilan des chercheurs qui m’inspiraient le plus », raconte-t-elle. Colin O Down, professeur de physique atmosphérique à l’Université de Galway, fait partie de ceux-là. « Je suis émerveillée par l’intelligence scientifique de certains chercheurs, qui semblent avoir l’intuition de là où il faut aller. »

Changement de cap

Elle non plus ne semble pas manquer d’intuition, ni de détermination. « Karine a beaucoup, beaucoup d’idées et elle ne les laisse pas tomber. Elle est obstinée, elle a une direction et elle s’y tient, admire Michael Ribero, assistant ingénieur au LaMP, qui travaille avec elle depuis quinze ans. Elle ne lâche rien ». Il faut croire : après plusieurs années à explorer les propriétés physiques et chimiques des particules d'aérosols dans l'atmosphère, depuis la station d’observation du puy de Dôme et d’autres sites d’altitude, elle décide finalement de se focaliser sur l’interface océan-atmosphère et les aérosols naturels d’origine marine, ce qu’elle décrit comme un « gros virage » il y a une dizaine d’années.

Elle n’a pas oublié Lovelock et l’hypothèse CLAW. « Quand on a travaillé des années dans la physique et la chimie de l’atmosphère, très descriptives, mécanistiques, et qu’on rentre dans un monde où le vivant réagit à son environnement, avec des interactions entre les différents compartiments biologiques… c’est vraiment fascinant », s’émerveille la chercheuse, qui collabore désormais avec des biologistes. « Ces sciences de la vie, c’était complètement nouveau pour moi. J’ai découvert un monde incroyable. ».

Pendant des années, les scientifiques se sont focalisés sur un composé, le sulfure de diméthyle (DMS), que produit le phytoplancton en réaction à un stress (typiquement une augmentation de température). Ce DMS participerait à son tour à la formation d’aérosols et donc de nuages. « Ce DMS a été proposé comme étant le composé clé d’une boucle de rétroaction[9] qui est à la base de l’hypothèse CLAW », résume la chercheuse. Mais rien ne le démontre formellement, aucune preuve irréfutable. D’autres composés entrent certainement en jeu comme le monoxyde d’azote (également émis par le phytoplancton en réaction à un stress) proposent aujourd’hui Karine Sellegri et ses collaborateurs. Une hypothèse qu’ils entendent confirmer, grâce aux expériences prévues sur le Marion Dufresne.

Exploratrice de complexité

Aucun doute, Karine Sellegri est une chercheuse-née, ou presque. « À 12 ans, je voulais déjà faire ce métier, travailler à l’université, apprendre tout le temps, comprendre. ». L’enseignement ? « Ce n’est pas ce qui me plaît le plus. Je préfère être dans mon laboratoire à chercher, en interaction avec mes collègues. » Ou sur un bateau, en campagne, à expérimenter avec ses deux grosses enceintes de 2m3 chacune, conçues spécialement pour le projet Sea2Cloud. « On y met un morceau d’océan, un morceau d’atmosphère et on regarde ce qu’il se passe à l’interface », simplifie-t-elle.

Deux grosses enceintes de 2m3 chacune, conçues spécialement pour le projet Sea2Cloud.


La chercheuse n’aime pourtant pas tellement simplifier, elle qui est très attachée à l’exactitude scientifique. Car les raccourcis sont vite faits et potentiellement dangereux, prévient-elle. « Certaines personnes avec qui je discute de ma thématique de recherche me disent : « Mais alors les particules refroidissent le climat, finalement c’est bien ! La pollution c’est bien ! il faut qu’on mette plus de particules dans l’atmosphère puisque ça refroidit… » Ce sont aussi des investisseurs qui viennent sur le marché avec des solutions pour lutter contre le climat, comme des injections de particules dans la stratosphère... Il est important d’expliquer qu’il y a une infinité d’autres mécanismes qui entrent en jeu et que finalement on ne sait pas quel est l’impact final, que ce n’est pas si simple. ».
 

[1] Le Marion Dufresne assure notamment le ravitaillement des Terres australes et antarctiques françaises du sud de l’océan Indien.
[2] De la mer aux nuages. Plus d'informations ici : https://www.aeris-data.fr/projects/sea2cloud/
[3] The Proceedings of the National Academy of Sciences : journal pluridisciplinaire de publications scientifiques.
[4] Diplôme d’Études Approfondies, ancien diplôme niveau bac +5.
[5] Organismes du plancton appartenant au règne végétal, notamment les micro-algues.
[6] Particules solides en suspension dans l’atmosphère. Parmi ces particules fines, un grand nombre sont naturelles, comme les poussières désertiques et les embruns marins.
[7]  Acronyme des auteurs : Robert Charlson, James Lovelock, Meinrat Andreae et Stephen Warren. L’hypothèse CLAW a été formulée en 1987.
[8] Laboratoire de Météorologie Physique, au sein de l’Observatoire de physique du globe de Clermont-Ferrand (OPGC).
[9] On parle de « boucle de rétroaction » quand l’effet provoqué par une cause réagit à son tour sur la cause : selon l’hypothèse Claw, quand la T°C de la Terre augmente, le phytoplancton océanique émet des composés dans l’atmosphère, qui en retour (via la formation d’aérosols puis de nuages) refroidissent l’atmosphère. C’est une boucle de rétroaction négative.

Pour aller plus loin

"Sea2Cloud : des flux d'émissions biogènes aux propriétés des nuages dans le Pacifique Sud-Ouest", Université Clermont Auvergne, 23 mai 2023, disponibl en ligne : https://www.uca.fr/recherche/presentation/lactualite-scientifique/institut-des-sciences/sea2cloud-des-flux-demissions-biogenes-aux-proprietes-des-nuages-dans-le-pacifique-sud-ouest