Qu’il aborde l’IA ou les rapports entre le langage et le monde, c’est toujours avec méthode, celle de la logique mathématique, que pense le philosophe Henri Galinon . Il en est convaincu : en apportant clarté et précision, la philosophie peut aider tout un chacun à mieux raisonner.
Qu’il aborde l’IA ou les rapports entre le langage et le monde, c’est toujours avec méthode, celle de la logique mathématique, que pense le philosophe Henri Galinon[1]. Il en est convaincu : en apportant clarté et précision, la philosophie peut aider tout un chacun à mieux raisonner.
On pourrait dire, avec une pointe de malice, que le parcours d’Henri Galinon est somme toute assez logique. C’est d’une voix douce et claire qu’il nous le conte, un après-midi de fin d’hiver, dans son bureau du boulevard Gergovia.
La philosophie, le « chaudron de la pensée » comme il aime à l’appeler, il est tombé dedans quand il était petit. Était-ce quand sa mère lui lisait le livre « Poussières d’étoiles » de l’astrophysicien Hubert Reeves et qu’il découvrait, fasciné, que la quasi-totalité de nos atomes proviennent du cosmos ? Ou lorsque, jeune adolescent, ils se révoltait contre l’injustice et l’arbitraire ? « Je ne pouvais pas me satisfaire de l'idée que chacun détienne sa propre vérité, qu'il n'y ait pas de justification ultime, se souvient-il. Ça a été ma colonne vertébrale intellectuelle, jusqu'à aujourd'hui. » Bien des années plus tard, devenu philosophe, Henri Galinon consacrera sa thèse à la vérité, une notion qui « s’apparente, y explique-t-il,à une ‘‘notion logique’’ ».
La logique, nous y voilà. Qu’est-ce donc au juste ? La deuxième facette d’abord, d’un parcours exigeant. Si Henri Galinon est très tôt attiré par la philosophie, c’est d’abord vers les sciences qu’il s’oriente, poussé par le réalisme maternel. Après un baccalauréat scientifique, le jeune Palois entre donc en classes préparatoires à Paris. « Mais ça ne m’a pas plu du tout, ce n’était pas fait pour moi. À la fin de l’année, je suis parti en fac de philo ». Pas question pour autant d’abandonner les mathématiques, l’étudiant suit en parallèle des cours de logique mathématique à Paris 1. « Ce n’était pas des maths utilitaires, précise-t-il, mais des maths philosophiques. » Ou ce qu’on appellerait des « méta-mathématiques » : des mathématiques sur les mathématiques ! « Que sont les objets mathématiques ? Existent-ils ou ont-ils été inventés ? Qu’est-ce qu’une preuve en mathématiques ? » Ce sont quelques-unes des questions qui occupent alors le jeune philosophe. Pendant ces années étudiantes, il fait des rencontres déterminantes : Philippe de Rouilhan, auteur d’un important ouvrage sur Bertrand Russell[2], Jacques Dubucs, alors directeur de l'Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST), François Rivenc son directeur de thèse, Daniel Andler dont il est un temps l’assistant « Et aussi une professeure de logique, Susana Berestovoy. Elle a beaucoup compté pour moi, c'était une femme assez extraordinaire. Elle n’est pas connue car elle a peu écrit, mais tout le monde a été marqué par ses cours, son dynamisme. »
Bien raisonner
De cette période fondatrice, il retire un puissant outil de pensée : « Connaître la logique mathématique quand vous faites de la philosophie contemporaine, c'est un peu comme connaître le grec quand vous faites de la philosophie classique, explicite le chercheur. Vous avez besoin de gens qui connaissent le grec pour étudier Platon et Aristote, et vous avez besoin de gens qui connaissent la logique mathématique pour étudier des auteurs comme Quine[3]et Putnam[4]. »
Aussi étonnant, peut-être, que cela puisse paraître à ceux qui n’ont emprunté les chemins de la philosophie qu’en classe de terminale, il existe une recherche bien vivante en philosophie – à l’instar de toute autre science – avec ses équipes, ses spécialités, ses sous-disciplines, ses débats, ses publications, ses colloques… « C’est une discipline technique profonde », souligne le philosophe.
Dans cet écosystème mondial, la spécialité d’Henri Galinon, c’est la philosophie analytique. Lui utilise la logique mathématique pour étudier les canons du « bon raisonnement » et la manière dont le langage permet de représenter le monde. « Je travaille notamment sur la question un peu mystérieuse et résistante de comment les mots font référence aux choses. Parle-t-on de la même chose quand on utilise les mêmes mots ? interroge-t-il. Prenons le mot femme, ce que c'est qu'être une femme. Non seulement il y a des différences de représentations, mais en plus il y a un combat, une lutte idéologique à l'intérieur de la société pour essayer d'installer un certain nombre d'usages et au contraire en déclasser d'autres... »
En philosophie, poursuit-il, notre matériau de base, ce sont les contradictions, les tensions qui existent dans le discours ordinaire, l’obscur sur lequel on va essayer de jeter une lumière. Et le moyen de cette clarification, c'est l'argumentation, la création conceptuelle, la distinction conceptuelle.
Philosophe connecté
« C’est quelqu’un d’extrêmement brillant, avec une pensée extrêmement claire, à la recherche de la plus grande précision », loue le philosophe et logicien Pierre Wagner, qui a connu Henri Galinon à l’IHPST et collabore depuis régulièrement avec lui[5]. « Il est aussi d’une grande ouverture et d’une grande humanité », tient à ajouter le philosophe.
« C'est assez facile de travailler avec Henri, parce qu’il est intelligent et en même temps il est cool », résume son collègue et ami Sébastien Gandon, Professeur de philosophie à l'Université Clermont Auvergne.
On pourrait croire, parfois, les philosophes déconnectés des affres du monde. C’est loin d’être le cas. Car s’il existe une recherche fondamentale en philosophie (non immédiatement accessible il est vrai au premier venu), il existe aussi pourrait-on dire, une recherche « appliquée » étroitement liée à l’actualité sociétale. Henri Galinon y est très attentif. Génétique, transhumanisme, droit à mourir… « J’essaie de m'inscrire dans des conversations philosophiques contemporaines. »
Sur la porte de son bureau, une affiche attire notre regard, celle d’un récent colloque[10] intitulé : « Qu’est-ce que l’IA peut faire pour vous ? Les usages de l’intelligence artificielle pour les sciences humaines. » « Il y a là une grande demande de la société, à plein de niveaux, sur l’éthique de l’IA, la nature de l'esprit, la nature de la machine… Ce que peuvent apporter les philosophes, c'est une réflexion, en espérant que cette réflexion aidera celle des autres. »
« Henri est beaucoup plus branché que nous ne le sommes je pense au département, que ce soit moi ou d'autres, vers des problématiques actuelles, note Sébastien Gandon. Il a une exigence de philosophie… presque de philosophie générale. »
Des outils pour (mieux) penser
Il y a quelques années aussi, pendant la période Covid, Henri Galinon et ses collègues avaient été sollicités. Le département de philosophie de l’UCA, sous l’impulsion de Samuel Lépine, avait alors réalisé un important travail d’épistémologie[7] à destination du grand public. « Samuel nous faisait réfléchir sur les difficultés épistémologiques liées au Covid, les vaccins, les fausses informations, la manière dont on devait penser les injonctions auxquelles on était confronté de la part de l'État. Il y avait une vraie demande philosophique un peu urgente », se souvient le chercheur. Que peut la philosophie ? Clarifier les termes du débat, donner des outils de réflexion, montrer où sont les vrais problèmes, dissiper les faux. « Il ne s’agit pas d’enfermer les gens dans un discours philosophique prétentieux, mais de leur donner vraiment des outils pour penser. »
C’est d’ailleurs ce même objectif que poursuit le philosophe avec ses collègues Samuel Lépine et Mathilde Brémond, qui proposent depuis 2022 un cours d’esprit critique à leurs étudiants de première année. « Il est beaucoup question d'introduction à la culture scientifique, de réflexion sur ce que ça veut dire que penser par soi-même, ce que ça ne veut pas dire aussi, décrit-il. On y explique que l'esprit critique ce n’est pas toujours penser par soi-même, c'est aussi être capable de déléguer à d'autres. »
Déléguer à d’autres, en confiance, les scientifiques ne font pas autre chose : la production de connaissances n’est pas (plus) une activité individuelle, elle dépend fondamentalement d’autrui. Quelles sont les conditions de cette confiance et de ce partage de la connaissance ?
« Qu'est-ce que cela veut dire, de ne plus être capable de justifier jusqu’au bout ce qu'on croit parce qu'à un moment donné, on doit déléguer à d'autres une partie des justifications de ce qu'on croit ?C’est une question importante. » Et terriblement actuelle. Une question d'épistémologie sociale[8], qu’Henri Galinon explore dans un ouvrage tout juste paru aux éditions Vrin, « Logique et épistémologie » [9], accessible à quiconque s’intéresse à la philosophie. De la clarté pour mieux penser.
Carte de la philosophie - par Henri Galinon
[1] Maitre de conférences à l’UCA, laboratoire Philosophies et Rationalités
[2] Philosophe et logicien, Bertrand Russell est considéré, avec Gottlob Frege, comme l’un des fondateurs de la logique moderne
[3] Willard Van Orman Quine (1908-2000) est un philosophe, logicien et universitaire américain
[4] Hilary Putnam (1926-2016) est un philosophe et mathématicien. En philosophie des sciences, il a été l’un des principaux défenseurs du réalisme scientifique
[5]Pierre Wagner (coord.) « Logique et épistémologie », éditions Vrin, mars 2025
[6]Journées organisées les 20 et 21 novembre 2024 dans le cadre du projet de recherche EncyclopedIA
[7] L’épistémologie est la science sur la science, elle est « l’examen critique des principes et méthodes qui gouvernent les sciences », selon le dictionnaire de l’Académie française
[8] L’épistémologie sociale est l’étude des conditions sociales de la production du savoir
[9] Pierre Wagner (coord.) « Logique et épistémologie », éditions Vrin, mars 2025
[10] Journées organisées les 20 et 21 novembre 2024 dans le cadre du projet de recherche EncyclopedIA