Soucieux de préserver les vestiges du passé, souvent voués à la destruction dans le cadre de l’archéologie préventive, l’archéologue Bertrand Dousteyssier développe depuis plusieurs années des méthodes de détection non invasives.
En ce vendredi 16 février, installé dans une grande salle de réunion de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH), Bertrand Dousteyssier[1] est volontiers bavard. C’est qu’il a beaucoup à dire sur l’archéologie, cette discipline tant aimée à laquelle il a déjà consacré près de la moitié de sa vie et une bonne part de son temps libre. « C’est une réelle passion, les vacances sont généralement très archéologiques ! », dit-il amusé.
À l’écouter parler cependant, on sent poindre l’amertume, notamment lorsqu’il aborde la situation de sa discipline en France : « On n’a jamais autant fouillé, on n’a jamais autant documenté de sites, mais on n’a jamais aussi autant consommé de patrimoine archéologique. ». « Consommé » ? Entendez « détruit ». « Quand on fouille, on détruit, sans possibilité de revenir en arrière. ».
Pelle mécanique
Certes, les lois successives sur l’archéologie préventive, au début des années 2000, ont permis de structurer une discipline encore jeune : tout projet d’aménagement portant sur un terrain d'une superficie égale ou supérieure à 3.000 m2 doit faire l’objet d’un diagnostic archéologique. « Le premier outil de l’archéologue est la pelle mécanique à l’heure actuelle ! », rappelle l’ingénieur de recherche. Un premier sondage invasif, parfois déjà destructeur – à la pelle mécanique donc – est réalisé. Si un site est repéré, le ministère de la Culture prescrit une fouille, financée par l’aménageur (Bouygues, Eiffage, etc.), lequel peut faire appel à différents opérateurs – public (l’Inrap[2]) ou privés – pour la mener. Les archéologues conservent le maximum d’informations – des sédiments pour analyses ultérieures, des vestiges mobiliers… – et à l’issue de la fouille, l’aménageur bâtit.
« Ce système fonctionne plutôt bien, cela crée de l’emploi, mais il commence à devenir une routine et de mon point de vue ce que l’on oublie trop, c’est que l’on consomme peu à peu tous les sites », regrette l’archéologue, qui n’hésite pas à parler de « destruction organisée ». « Les sites ne sont pas infinis. Il faut imaginer que dans 50 ou 100 ans, on aura d’autres méthodes d’investigation, qui pourraient nous permettre d’aller beaucoup plus loin que celles qui sont en notre possession à l’heure actuelle. Par contre, on n’aura plus forcément les sites pour pouvoir les tester... ».
Fouiller sans détruire
L’homme pourrait être résigné ; il préfère agir et se tourner vers de nouvelles méthodes de fouille non invasives, au sein de la plateforme IntelEspace[3] de la MSH. Il a d’ailleurs bâti une chaire d’archéologie à cet effet, Arverne 2.0[4], hébergée à la Fondation de l’UCA. « L’idée est de trouver du mécénat pour financer ce en quoi je crois : détecter des sites sans avoir à les fouiller. ».
La première et la plus simple de ces méthodes non invasives est la prospection pédestre : marcher dans des champs, des prés, et scruter le sol à la recherche d’indices – tessons de céramique, fragments de métal, etc. – ou de microreliefs évocateurs d’une présence humaine passée. Une deuxième approche est la prospection aérienne : observer le sol depuis les airs, par exemple des terrains emblavés (ensemencés en blé) : « Si vous avez une villa gallo-romaine dans un champ labouré, dès le mois de mai-juin, dès que le blé va lever et commencer à changer de couleur avec le murissement, il va y avoir un décalage des pousses de quelques centimètres de hauteur, et vue d’avion, avec un soleil rasant, cela redessine ce qui est en sous-sol », décrit l’archéologue. Cette méthode livre de précieuses informations, sur la superficie d’un site, sa morphologie, sa chronologie et son importance : A-t-on affaire à un temple ? À de simples limites de parcelles ?
Déporter le regard
En bon ingénieur de recherche, Bertrand Dousteyssier développe aussi une troisième approche, la prospection géophysique, dont l’objectif est de scanner le sol sans l’altérer. La MSH dispose ainsi d’une technologie de télédétection à impulsion laser, appelée lidar (light detection and ranging). Fixé sur des drones, le lidar envoie des millions de faisceaux laser qui balaient très rapidement la surface au sol[5]. Il est ainsi possible d’analyser des terrains sous couvert forestier, et surtout – ce à quoi tient par-dessus tout l’archéologue – « d’accéder aux vestiges sans les détruire ». Géophysique, informatique, instrumentation… l’approche entrecroise les savoirs. « Ce que j’aime, c’est faire dialoguer des disciplines qui ne se rencontrent pas toujours », confie-t-il. « Bertrand est très ouvert, reconnaît Sophie Chiari, directrice de la MSH. Sa grande force est d’arriver à intégrer les apports d’autres disciplines, à être en veille permanente sur ce qui se fait un peu partout. ».
Tous les sites détectés sont déclarés au ministère de la Culture, qui a la mission régalienne de dresser la carte archéologique nationale. Pour Bertrand Dousteyssier, les approches non invasives sont l’avenir de la discipline : « On ne protège que ce que l’on connait. Si on sait qu’à tel endroit il y a un site, il est plus facile de le protéger ou de décaler un aménagement à venir, que lorsqu’un est déjà dans une démarche où un projet d’aménagement est lancé, avec un diagnostic qui ouvre des tranchées dans le sol et impacte les vestiges. » La stratégie est selon lui gagnant-gagnant : les aménageurs feraient aussi des économies en s’épargnant des fouilles.
L’archéologue a conscience de porter un discours atypique dans sa communauté : « Mon cœur de métier est d’essayer de déporter le regard, pour dire qu’il y a d’autres méthodes à disposition. Je suis persuadé que dans vingt ans, ce sera entendu ! ».
Retour aux sources
Préserver les vestiges, c’est se donner la possibilité de pouvoir les réinterroger des années plus tard. À défaut, lorsqu’ils ont été irrémédiablement détruits, il est toujours possible d’analyser les nombreuses données recueillies lors des fouilles : dessins, cartes, plans, mobilier, ossements… Encore faut-il que ces données aient été publiées. « Quand on ne publie que des synthèses, on est obligé d’être d’accord avec la personne qui a écrit la synthèse. En revanche, quand on publie les données sources, il devient possible de les réinterpréter à la lumière de nouvelles découvertes », explique Bertrand Dousteyssier, qui porte là un autre de ses combats au sein de la collection de monographies[6] archéologiques qu’il dirige, Terra Mater (Presses Universitaires Blaise Pascal).
Paysage ouvert
Cet intérêt très concret pour le passé, un passé pensé à l’aune d’enjeux sociétaux présents et futurs, remonte à loin, peut-être à un dilemme cornélien de jeunesse, entre histoire et géographie.
Lycéen, Bertrand Dousteyssier s’intéresse en effet aux deux disciplines, sans parvenir à choisir entre l’une et l’autre. « À l’époque, je ne savais même pas qu’il s’agissait de deux disciplines universitaires distinctes ! » Après le bac, il choisit donc… de ne pas choisir et s’inscrit aux deux parcours. A posteriori, il admet avoir « subi » l’histoire, dont l’enseignement lui apparaissait trop académique, déconnecté des réalités, et s’être en revanche beaucoup épanoui en géographie, plus ancrée dans le présent. Ses deux licences en poche, il s’engage pourtant dans une maitrise d’histoire ancienne : « Mais ce n’était pas du tout de l’histoire en fait, c’était de l’archéologie ! », se souvient-il. Nulle étude de textes, l’étudiant passe son temps sur le terrain. « Ça m’a permis d’avoir un lien avec la société, la réalité, le concret, tout en étant dans une démarche historique de meilleure connaissance du passé. J’ai donc réussi à coupler les deux. Et dès qu’on met le doigt dans l’engrenage de l’archéologie, on se rend compte que c’est un vaste paysage ouvert… ».
Faiseur de liens
L’étudiant croise le chemin de Philippe Bet, ingénieur Inrap spécialiste de céramiques antiques, une rencontre déterminante. « C’est lui qui m’a transmis sa passion absolue. Je me souviens, je triais de la céramique à Lezoux, dans un grand bâtiment où j’étais tout seul. Il venait le soir, après son travail, pour m’aider à analyser des céramiques, et repartait à minuit... C’est fantastique ce genre de rencontres. Sans cela, je n’aurais pas tenu en archéologie. Je n’aurais pas su quoi faire, où candidater. » Bertrand Dousteyssier rédigera avec le céramologue plusieurs ouvrages, ils monteront ensemble plusieurs expositions au Musée de la céramique de Lezoux… et organisent chaque année un symposium interuniversitaire[7] de huit jours sur les céramiques antiques, à la Station biologique de Besse. Une façon unique, pour les étudiants, de toucher du doigt le passé du territoire Arverne. « C’est une discipline que l’on ne peut pas enseigner de manière théorique à la fac. Il faut toucher les tessons, être avec les spécialistes, manipuler, dessiner… Ça ne peut se faire qu’en milieu clôt, lorsqu’on est tous ensemble en train de parler la même langue. ».
Cet appétit pour les rencontres scientifiques, le partage des savoirs – y compris auprès du grand public[8] –, Bertrand Dousteyssier ne l’a jamais perdu. « L’archéologie n’est pas concevable s’il n’y a pas un retour vers la société », pense-t-il. Ce partage est même ce qui le motive plus que jamais, ce en quoi il croit toujours : « La force de cette discipline est l’humain. Dialoguer avec les collèges, des gens passionnés… c’est d’une richesse absolue. ».
Parfois frustré de ne pouvoir consacrer davantage de temps à ses recherches – l’archéologie des paysages –, agacé par la lourdeur de la machine administrative et le manque de financement de la recherche publique, Bertrand Dousteyssier se décrit volontiers aujourd’hui comme un faiseur de liens, dans une communauté très éclatée. « J’essaie de faire dialoguer les acteurs », dit-il modestement, comme récemment le Conseil départemental du Puy-de-Dôme, l’Inrap et la MSH sur le site de Gergovie[9].
« C’est quelqu’un qui arrive à vous emporter dans ses projets, à expliquer en termes clairs et accessibles l’alpha et l’oméga de ses recherches et surtout, qui arrive à vous faire comprendre ce que cela peut impliquer pour la société », salue Sophie Chiari. « J’essaie de bouger un peu les lignes, de faire en sorte que les gens communiquent entre eux et s’entendent, résume Bertrand Dousteyssier. Ce n’est pas toujours simple... ».