Publié le 9 novembre 2023 Mis à jour le 21 octobre 2024

The Conversation - « L’unique responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits ». C’est uniquement comme cela, si l’on en croit ce que disait Milton Friedman en 1970, six ans avant qu’il ne reçoive le Nobel d’économie, que l’on pourra atteindre l’optimum social que dessine la philosophie politique néo-libérale. Ce n’est pas aux firmes de se soucier de l’intérêt général.

« L’unique responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits ». C’est uniquement comme cela, si l’on en croit ce que disait Milton Friedman en 1970, six ans avant qu’il ne reçoive le Nobel d’économie, que l’on pourra atteindre l’optimum social que dessine la philosophie politique néo-libérale. Ce n’est pas aux firmes de se soucier de l’intérêt général.

Au tournant des années 1970 se développe aussi une autre pensée, celle du managérialisme éthique, dans la lignée d’auteurs comme Howard Bowen. Puisque les managers ne sont pas actionnaires, pourquoi auraient-ils intérêt à maximiser le profit ? Pour Bowen, c’est bien dans la mesure où ils ne gèrent pas les entreprises pour elles-mêmes qu’ils sont fondés à le faire. Cela leur permet notamment de prendre en charge le bien-être social.

Les décideurs publics, notamment Ronald Reagan insisteront davantage dans la voie néolibérale dessinée par Henry Manne. En favorisant les OPA, ils pensent obliger les dirigeants à maximiser le profit, sans quoi ils seront sanctionnés en bourse par un changement de propriétaire qui leur coûtera leur emploi.

Une autre voie a été suivie par d’autres politiques depuis deux décennies, que nous avons nommée l’« entreprise-providence » : favoriser les démarches de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), renforcer l’autonomie des salariés et leur bien-être dans la conduite des entreprises. L’entreprise serait alors le siège de la quête de l’intérêt général et de l’émancipation individuelle. Cette perspective aboutira en France à des propositions légales avec la loi Pacte de 2018, inspirée directement du rapport Notat-Sénard, qui pousse les entreprises à inscrire dans leur statut une « raison d’être » qui soit autre que la maximisation du profit.

L’ambition de cette philosophie n’est pas mince : il s’agit non seulement de dépasser l’idée que l’entreprise ne serait que gouvernée par des impératifs financiers, mais aussi l’idée que celle-ci est un lieu de conflits d’intérêts et de rapports de pouvoirs entre forces antagonistes. Une dimension politique de l’entreprise est ainsi assumée : une organisation a un impact politique. Mais celui-ci se voit aussi extériorisé : l’entreprise est nativement armée pour résoudre des problématiques sociales au-delà de son périmètre économique usuel.

Injonctions à l’autonomie

Parmi les intentions politiques de l’entreprise-providence on en trouvera une qui revêt un caractère paradoxal : dépasser des formes classiques de pouvoir, de contrôle ou de hiérarchie. Elle fut pendant un certain temps l’adage de ce que la communauté académique en sciences de gestion a appelé l’entreprise libérée qui serait tout à fait capable de décréter, encourager, initier et développer l’autonomie, voire même l’auto-organisation des collectifs subalternes.

Elle ne présente certes rien de nouveau (on l’observe déjà depuis des années dans les entreprises coopératives, par exemple) mais son expression contemporaine pose de nombreuses questions. Une organisation néo-libérale qui hérite de préceptes managériaux tayloristes, industriels et de formes de travail contrôlées peut-elle penser à son propre dépassement ? L’autonomie et l’auto-organisation peuvent-elle se décréter depuis les sphères de pouvoir de l’entreprise ou de l’actionnariat ? Et en retour : les salariés obéissent-ils à ces injonctions à l’autonomie ?

Peu d’études se sont intéressées aux formes d’auto-organisation qui émergent spontanément dans des organisations qui promeuvent justement l’autonomie et la responsabilisation. C’est dans cette perspective que s’inscrivent nos récents travaux. Notre enquête prend racine dans un grand groupe industriel français engagé depuis les années 2000 dans des réflexions managériales autour de la responsabilisation et de l’autonomie. Nous avons pu y observer des formes locales d’auto-organisation n’obéissant ni à une rationalité unique ni à une aspiration de construire un contre-pouvoir.

« On va réfléchir collectivement »

Un des premiers éléments qui ressort d’entretiens menés auprès d’un collectif d’assistants est la capacité des acteurs à s’emparer d’espaces d’autonomie non préalablement concédés. C’est dans le cadre du départ à la retraite de l’une des collaboratrices, que le collectif, pourtant relativement en retrait des injonctions de responsabilisation au sein du groupe, a pris l’initiative de s’auto-organiser. Une assistante détaille la genèse de ce mouvement :

Dans le cadre de réduction des coûts, on m’a annoncé qu’on n’allait pas remplacer ma collègue et que nous devrions donc faire ce qui était prévu pour trois à deux personnes. On a convoqué les trois dirigeants concernés et on a demandé : lesquelles de nos activités quotidiennes êtes-vous prêts à sacrifier ?

Émerge ainsi d’une forme d’auto-organisation que nous pouvons qualifier de « conquise » et qui semble répondre aux besoins opérationnels de l’organisation de leur travail. Elle se manifeste notamment lorsqu’une décision vient de la hiérarchie. Si celle-ci ne semble pas optimale, les équipes vont l’accepter mais n’hésiteront pas à proposer une alternative qu’elles jugent plus adéquate :

Récemment, on était inquiets parce qu’on a senti qu’on allait subir une décision qui allait contre notre projet. Donc j’ai dit “pas de soucis” : l’entreprise a pris cette décision-là, on prend acte. En revanche, on va revenir avec une autre solution, mais on ne va pas tout de suite braquer l’entreprise en disant “on ne le fera pas”. On va réfléchir collectivement […]. Avant, on nous imposait des choses qui ne correspondaient pas avec notre vision du métier ; aujourd’hui, on n’a plus du tout la même vision, on devient acteur.

Il paraît en outre bien difficile de décider et contrôler le périmètre de l’autonomie. Nos entretiens auprès d’ouvriers d’un atelier de production témoignent par exemple de la capacité des salariés à réorganiser leur manière de travailler en vue de s’entraider, là où on les invitait à avancer individuellement. Si une personne est en avance dans son travail, elle va épauler son collègue en retard et contrecarrer ainsi les effets délétères d’une mise en concurrence entre opérateurs. Un salarié l’a remarqué :

Dans un groupe de 12-13 personnes qui font le même travail, il y en a forcément un qui est plus fort et plus rapide que l’autre. Même en donnant des primes individuelles, l’équipe essaie de faire en sorte que chacun touche sa prime. C’est ça qui m’a impressionné.

« Arts de faire »

Cela n’empêche pas l’entreprise, dans sa démarche affichée de responsabilisation, de donner des clés pour assurer le déploiement de l’autonomie. C’est dans ce cadre que les collectifs se réapproprient certains espaces d’autonomie, notamment ceux en lien direct avec leur activité opérationnelle.


C’est l’équipe qui décide ce qu’elle fait. En tout cas, elle se permet de proposer quelque chose. Le plan est établi par les collaborateurs et non pas par des responsables hiérarchiques. Après, on a le droit aussi de nous challenger, de nous souffler de bonnes idées. Ce n’est pas clandestin, c’est officiel.


Cette autonomie cognitive reconquise ouvre à de nouvelles formes de socialisation et d’agir collectif. À travers ces tactiques d’auto-organisation, il s’agit moins de « battre le système » que d’introduire des « arts de faire » en faisant perdurer un quotidien soutenable.The Conversation

Diego Landivar, Enseignant Chercheur en Economie, Directeur d'Origens Media Lab, ESC Clermont Business School; Brigitte Nivet, Enseignante chercheuse en Management des Ressources Humaines (Labo CleRMa et Cereq), ESC Clermont Business School; Philippe Trouvé, Professeur en sociologie des entreprises et en Management des Ressources Humaines, ESC Clermont Business School et Sophie Marmorat, Enseignante-chercheuse en comptabilité et en finance d’entreprise, ESC Clermont BS, labo CleRMa, ESC Clermont Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.