Publié le 17 décembre 2024 Mis à jour le 17 décembre 2024

Face à des blocages politiques qui questionnent les observateurs internationaux, la France a besoin de nouvelles approches. Et si l’organologie, la science des organisations, offrait aux députés des clés pour délibérer sereinement sur les vrais enjeux ?

Face à des blocages politiques qui questionnent les observateurs internationaux, la France a besoin de nouvelles approches. Et si l’organologie, la science des organisations, offrait aux députés des clés pour délibérer sereinement sur les vrais enjeux ?


La France traverse une période de fragmentation politique. Les observateurs, outre-Manche ou outre-Atlantique s’inquiètent de nos divisions et notamment de notre capacité à nous accorder sur un budget ou de réformer le pays. Face à ces défis, une discipline émergente, l’organologie, offre des pistes pour revitaliser notre démocratie.

Les politologues, bien sûr, ont leur mot à dire. Mais aussi les « organologues », c’est-à-dire les spécialistes des organisations, dont l’influence sur la société est croissante, comme les chercheurs de l’ESCP Ghislain Deslandes et Jean-Philippe Bouilloud l’ont noté. L’objet de cette profession, selon Rodolphe Durand, professeur à HEC Paris, est l’« analyse raisonnée des principes qui déterminent la survie des organisations ».

Rechercher les bons conflits

Que nous apprend l’organologie sur la façon dont les 577 députés de l’Hémicycle, aux valeurs politiques extrêmement diverses, pourraient débattre et, in fine, parvenir à des décisions sur des sujets clés ?

Premièrement, les organologues nous éclairent sur les effets des conflits, selon qu’ils sont liés à la tâche ou à la relation. Karen Jehn, chercheuse de l’Université de Melbourne, dans un article publié en 1995 et devenu célèbre, a rapporté les résultats de son étude de plus de cent groupes de travail. Les conflits liés à la tâche surviennent quand des membres de l’organisation divergent quant aux buts poursuivis, aux moyens de les atteindre, et au rôle de chaque membre. Par contraste, les conflits liés à la relation surviennent en cas d’incompatibilités interpersonnelles, et ont des effets néfastes.

Selon Karen Jehn, les conflits interpersonnels ont généralement des retombées négatives sur l’efficacité et la satisfaction des membres du groupe. En revanche, les conflits liés aux tâches, dans les groupes chargés de résoudre des problèmes à la fois complexes et variés, comme l’Assemblée nationale, ont souvent, et jusqu’à un certain point, des effets positifs sur la performance individuelle et collective. L’Assemblée nationale, comme toute organisation confrontée à des sujets complexes, doit donc préférer les débats concrets sur des questions particulières aux mises en causes personnelles.

Lier principes et situations particulières

Mais comment débattre sereinement quand les valeurs politiques divergent ?

Prenons un exemple : le débat sur les causes institutionnelles des différences nationales de prospérité, sujet commun aux lauréats du prix Nobel d’économie 2024. Deux des lauréats, Daron Acemoglu et James Robinson, avaient débattu avec Thomas Piketty, via des articles publiés dans le Journal of Economic Perspectives ici et . Acemoglu et Robinson estimaient que l’analyse de Piketty ne prenait pas suffisamment en compte l’effet des avancées technologiques et des institutions socio-économiques. Qui a raison ? Que faire ?

L’organologie nous offre des outils pour naviguer dans ces eaux agitées. Dans un article académique publié récemment par le Journal of Business Ethics, avec mes confrères spécialistes des organisations Mikko Ketokivi et Peter Kawalek, nous avons appliqué le modèle d’argumentation du philosophe Stephen Toulmin. Cette méthode consiste à identifier les arguments qui sont critiques dans un débat. Le modèle de Toulmin combine ainsi la rigueur et la précision de la philosophie analytique et l’attention aux cas particuliers qui marque selon lui l’esprit de la Renaissance. Et il comporte six éléments qui permettent de reconstituer le processus de raisonnement, depuis les données jusqu’aux conclusions. Dans notre article, après avoir appliqué ce modèle, nous avons conclu que le monumental Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty est, fondamentalement, apolitique.

Par exemple, si Acemoglu et Piketty divergent quant aux causes des inégalités économiques, c’est parce qu’ils ont des conceptions très différentes du capitalisme : le premier le voit régi par de grandes lois générales, le second par des contingences technologiques et institutionnelles. Cette méthode d’analyse, appliquée aux débats parlementaires, permettrait d’identifier les véritables points de désaccord et d’ouvrir la voie à un dialogue respectueux et constructif, accessible à tous.

Valoriser l’expertise pour éclairer le débat

Enfin, les organologues nous invitent à repenser notre approche de l’expertise. Dans leur livre Organizations, James March et Herbert Simon (ce dernier obtint le prix Nobel d’économie en 1978) relèvent un travers des organisations : leur recherche de l’« absorption de l’incertitude ». Autrement dit, par souci de simplification, les membres des organisations ont tendance à retenir des conclusions prises parfois dans d’autres circonstances, plutôt qu’à raisonner directement à partir des faits.

Par exemple, les juges de la Cour Suprême américaine, avant de statuer sur un cas possible d’abus de position par Schwinn, un fabricant de bicyclettes, envoyèrent le document préliminaire du verdict à un jeune collègue économiste, Oliver Williamson. Williamson, bien plus tard, lors du discours qu’il fit lors de la réception de son prix Nobel d’économie, témoigna du « raisonnement erroné » et obscur qu’il détecta alors dans le document préliminaire, et dont il s’ouvrit, sans succès, à ses collègues en charge de rédiger le verdict.

Les travaux que Williamson décida alors d’entreprendre pour identifier les failles logiques de la décision de la Cour Suprême l’amenèrent à développer la théorie des coûts de transaction, couronnée par le Nobel d’économie. Revenant sur cette conclusion des juges, qui apparaît rétrospectivement peu inspirée, les chercheurs Mikko Ketokivi et Saku Mantere, dans un article publié par le Journal of Operations Management, remarquent que lorsque la structure argumentative des expertises n’est pas communiquée clairement, elles perdent à peu près toute valeur prescriptive. Trop souvent, on demande aux experts auditionnés en commission leurs conclusions. Demandons-leur plutôt d’exposer leurs faits et raisonnements, pour nourrir la réflexion des représentants de la Nation.

L’organologie dessine ainsi une feuille de route pour la démocratie française : cultiver les débats de fond, décortiquer les arguments, et valoriser à bon escient l’expertise. De quoi réconcilier l’exigence démocratique et la complexité du réel, tout en rassurant les observateurs nationaux et internationaux sur la capacité du pays à se réformer.The Conversation

Sébastien Fosse, Enseignant-Chercheur en Management, Clermont School of Business

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.