"Être écocritique, c’est changer de paradigme dans notre relation à la littérature », Sophie Chiari, directrice de la MSH de Clermont-Ferrand.
Un petit ouvrage vient de faire son entrée dans la collection clermontoise L’Opportune[1] : Écocritique. Repenser l’environnement au prisme de la littérature[2]. L’auteure, Sophie Chiari[3], est professeure de littérature anglaise à l’Université Clermont Auvergne (UCA). « Être écocritique, c’est changer de paradigme dans notre relation à la littérature », analyse l’enseignante-chercheuse, qui nous offre aujourd’hui son regard sur l’écocritique et ses singularités.
Dans votre ouvrage vous donnez plusieurs définitions de « l’écocritique », selon les auteur·rice·s et les périodes évoquées. Quelle est la vôtre ?
S.C. : Au départ, il s’agit d’une approche littéraire qui étudie les relations entre un texte et tout ce qui se rapporte à l’environnement (les arbres, le climat, les sols…). Être écocritique, cela revient donc à décentrer le regard que l’on porte sur la littérature, et à s’intéresser non plus aux seuls personnages d’un récit, mais aussi à tout ce qui les entoure.
Ce mouvement naît aux États-Unis dans les années 1990 puis se diffuse progressivement dans le monde. Y-a-t-il des différences d’un pays à l’autre ?
S.C. : Oui, elles sont culturelles. Aux États-Unis par exemple, l’écocritique est très marquée par leur conception de l’espace, très différente de la nôtre en France. Les grands espaces vierges américains ont construit l’image d’une nature sauvage (wilderness[4]). Cette vision est bien présente dans les textes que l’on a mis au cœur des études écocritiques de la fin du XXe siècle, comme Walden ou la vie dans les bois d’Henry David Thoreau.
Il y a aussi un engagement politique très fort chez les Britanniques et chez les Américains : ils ont une analyse critique de la littérature qui est très engagée. En France, on a longtemps eu un peu de mal avec cette approche ouvertement subjective, car la tradition française consiste à ne pas prendre parti lors de l’analyse d’un texte. L’écocritique américaine est quant à elle un acte politique : pratiquer l’écocritique, c’est aussi vouloir agir sur les consciences.
Dans le monde anglo-saxon en général, on note aussi un très grand intérêt porté non seulement à des préoccupations éthiques, mais aussi au contexte. Les analyses sont ainsi toujours situées par rapport à un arrière-plan historique précis. En France, on parle plutôt d’écopoétique plus que d’écocritique. Dans le domaine de l’écopoétique, le texte prime sur le contexte, et l’approche est à la fois plus nuancée et moins engagée. L’écopoétique accorde notamment une grande importance à une certaine esthétique littéraire : le style, les métaphores, les allitérations[5]… la forme du récit compte tout autant que le fond.
Quels sont les objectifs de l’écocritique ?
S.C. : Le fil rouge de l’écocritique, c’est le décloisonnement des champs disciplinaires. Il s’agit d’un exercice passionnant mais exigeant pour les spécialistes de lettres, sciences humaines et sociales. Ils ont l’opportunité de s’intéresser à différentes questions relatives au vivant et de mobiliser des connaissances en botanique, en géographie, ou en géologie, etc… sans être forcément spécialistes de tous ces domaines. Il leur faut donc engager un dialogue avec de nombreux acteurs issus d’autres disciplines.
Un autre objectif majeur de l’écocritique, c’est de proposer des analyses littéraires qui ne sont pas centrées sur les personnages. C’est un défi qui n’est pas simple ! Par exemple, en France, l’héritage humaniste[6] imprègne les approches littéraires qui s’intéressent d’abord aux personnages, constamment placés au centre de l’analyse. Et il est très difficile pour l’écocritique française de se défaire de cet héritage-là.
Une dernière ambition de l’écocritique, s’il fallait n’en citer que trois, consiste à repenser notre rapport à la nature, au « non-humain ». Cela nous incite alors à remettre en question les grands clivages très binaires qui ont toujours existé et qui imprègnent la plupart de nos analyses : comme celui de nature / culture par exemple.
Vous utilisez régulièrement le terme « non-humain » dans votre livre, pour parler de l’objet d’étude de l’écocritique. Pourquoi utiliser ce terme plutôt que celui de « nature » ou celui « d’environnement » ?
S.C. : Il est difficile de ne plus utiliser le mot de « nature », et je l’emploie d’ailleurs toujours, tant par réflexe que par simplicité. Mais il est vrai que l’on doit s’interroger sur ce qu’il recouvre, et qu’utiliser le terme de « non-humain » permet d’éviter l’usage de celui de « nature ». La « nature » pour Philippe Descola[7] est une abstraction, un concept créé par l’Occident moderne. Or, ce concept ne permet pas d’appréhender la pluralité de notre écosphère[8]. Timothy Morton[9] reproche d’ailleurs à ce mot de « nature » de s’immiscer entre l’Homme et ce qui l’entoure, et de le séparer de son environnement.
Le terme « d’environnement » n’est pas parfait non plus. Il place les humains au centre et désigne ce qui les entoure. L’usage de l’expression « non-humain » permet ainsi d’inclure bien plus de choses, à la fois le monde minéral, végétal, marin… et tout ce que l’on trouve dans l’écosphère.
À l’origine, l’écocritique s’intéressait uniquement aux œuvres littéraires, puis elle s’est ouverte progressivement à d’autres domaines tels que la peinture ou le cinéma. Qu’est-ce qui a permis cette ouverture à d’autres formes d’art ?
S.C. : Je pense que cette ouverture était en germe dès le départ. La sphère de l’écocritique s’agrandit à partir des années 2000, 10 ans après sa naissance aux États-Unis. Cette ouverture est due à la parution d’un ouvrage américain : Beyond Nature Writing[10]. Les deux autrices, Karla M. Armbruster et Kathlee R. Wallace, pensent que l’écocritique doit aborder des textes de genres multiples, qui évoquent aussi des environnements urbains, industriels, etc. À la lecture de cet ouvrage, on comprend que l’écocritique concerne aussi le cinéma, les jeux vidéo, la bande dessinée…
L’ouverture du spectre de l’écocritique se produit donc d’abord aux États-Unis, puis se développe progressivement chez nous depuis une dizaine d’années.
Aujourd’hui, en France, l’écocritique vient enfin éclairer d’autres objets que les textes littéraires, et c’est très enrichissant ! Prenez la peinture : l’écocritique s’y applique très bien. Elle permet parfois d’avoir une analyse plus lucide sur certaines œuvres picturales. Je donne un exemple dans mon livre, à savoir l’œuvre de Thomas Cole intitulée Vue depuis le mont Holyoke, Nothampton, Massachusetts, après un orage (1836). Elle témoigne de manière frappante des questionnements contemporains du peintre à propos de la préservation de la nature aux États-Unis. Si vous regardez bien, les méandres du fleuve qui traverse le paysage forment un vaste point d’interrogation : c’est la nature qui interroge l’homme. Que faisons-nous pour la protéger ?
Thomas Cole, The Oxbow ou Vue depuis le mont Holyoke, Nothampton, Massachusetts, après un orage (1836), issu de la page Wikipédia dédiée à l’œuvre.
Retrouvez l'ouvrage
L'écocritique. Repenser l'environnement au prisme de la littérature de Sophie Chiari sur le
site des Presses Universitaires Blaise Pascal (PUBP).