Publié le 12 juillet 2023–Mis à jour le 22 octobre 2024
The Conversation - C’est une tradition qui, depuis plusieurs années, tend à se systématiser : la France invite officiellement un pays, représenté par son chef d’État, au défilé du 14 Juillet. Cet invité d’honneur assiste à la cérémonie du haut de la tribune, aux côtés du président français.
C’est une tradition qui, depuis plusieurs années, tend à se systématiser : la France invite officiellement un pays, représenté par son chef d’État, au défilé du 14 Juillet. Cet invité d’honneur assiste à la cérémonie du haut de la tribune, aux côtés du président français.
Associer une puissance étrangère à la parade militaire de cette fête nationale remplit plusieurs fonctions. Cela permet d’abord d’inscrire la geste militaire dans une atmosphère de coopération et d’ouverture au monde, et non de défi guerrier, de nationalisme bravache ou de démonstrations d’intimidation. Les défilés militaires russes (bien pâle cette année pour des raisons évidentes), chinois ou a fortiori nord-coréens sont, eux, assumés comme étant tout à la gloire d’un régime.
Cela permet, ensuite, de profiter d’un attribut français de rayonnement symbolique : le 14 Juillet et la Révolution sont des événements historiques ayant une grande portée mondiale, et inviter à l’occasion de leur célébration des personnalités étrangères met en valeur cet aspect souvent exalté de l’histoire française… même si les présidents français aiment également inviter leurs homologues dans le symbole de la monarchie qu’est Versailles.
Enfin, cela donne la possibilité de mettre l’accent sur une relation, une priorité politique, mais aussi de créer une attente : qui aura l’honneur d’être convié ? Des anniversaires peuvent justifier le choix : 72 pays en 2014 pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, et l’Australie et la Nouvelle-Zélande en 2016, à l’occasion des 100 ans de la bataille de la Somme.
Les questions « Pourquoi l’Inde ? » et « Pourquoi Narendra Modi ? » ne présentent pas les mêmes enjeux. Il est possible de mettre un pays à l’honneur à travers des manifestations culturelles (des « années » culturelles se tiennent régulièrement et, exemple parmi d’autres, l’ambassade d’Inde à Paris vient d’organiser le festival Namasté France. Inviter des troupes à défiler présente une tout autre tonalité. Et inviter un chef d’État ou de gouvernement peut susciter des protestations au vu de son image et de sa pratique du pouvoir.
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En 2010, l’invitation de 13 pays africains et de leurs chefs d’État par Nicolas Sarkozy avait fait polémique. Si le continent africain mérite toujours l’attention (et Paris venait d’aligner les pensions militaires versées à des vétérans africains ayant combattu dans les armées françaises sur celles des Français), des associations se sont émues de l’accueil de « dictateurs » et d’armées accusées d’exactions.
Mais la realpolitik a ses raisons que le cœur ignore. Si Jacques Chirac boycotta Bachar Al-Assad après 2005, il avait été en 2000 l’un des seuls représentants occidentaux présents aux obsèques de son père Hafez Al-Assad (président de la Syrie de 1970 à sa mort), et croyait alors que le fils pourrait être un réformateur. Nicolas Sarkozy estimait pour sa part que son projet d’Union pour la Méditerranée nécessitait une invitation de l’ensemble des leaders de la région, même autoritaires. Les moments de recueillement ou de célébrations servent aussi à cette diplomatie.
Il n’en reste pas moins qu’une dérive autoritaire est aujourd’hui imputée au leader indien, qui semble inamovible depuis qu’il est devenu premier ministre en 2014, à la tête d’un parti nationaliste hindouiste (le BJP, pour Bharatiya Janata Party).
L’arrestation du principal opposant, Rahul Gandhi, pour diffamation contre le premier ministre, ainsi que différents scandales financiers liés au BJP, incitent de nombreux observateurs à affirmer qu’en Inde la démocratie est en recul. Des instituts comme V-Dem (Suède) ou Freedom House (États-Unis) ne veulent plus qualifier le pays de « plus grande démocratie du monde », soulignant les pratiques d’intimidation du pouvoir. L’inquiétude existe donc. Doit-elle prévaloir ? Quelle posture adopter face à ce type de situation ?
On peut également entendre d’autres voix, qui estiment que la diplomatie ne consiste pas à discuter uniquement avec les pays avec lesquels nous serions d’accord sur tout. Elle serait même faite pour le contraire, c’est-à-dire pour aplanir les différends et maintenir le dialogue.
L’actuel président français n’a jamais caché que telle était sa conception, même lorsqu’il s’agissait de parler avec Vladimir Poutine au lendemain de l’invasion de l’Ukraine.
Entretenir un partenariat stratégique
À cet égard, l’invitation lancée à Modi peut être perçue comme un moyen d’entretenir le partenariat stratégique initié avec l’Inde en 1998 par Jacques Chirac, dans un effort alors salué pour ouvrir des horizons asiatiques à la diplomatie française (un autre partenariat stratégique avait été signé avec Pékin l’année précédente).
Mais il y a plus. Face à la montée en puissance chinoise, et plus globalement du fait de son propre essor, l’Inde est devenue un acteur majeur du système international, diplomatique, économique et militaire. La visite d’État de Narendra Modi aux États-Unis en juin 2023 (soumise d’ailleurs aux mêmes critiques), et la qualité de l’accueil qui lui a été réservé par Joe Biden, ont montré que ce rôle indien n’avait pas échappé à Washington.
L’Inde fait partie du QUAD (dialogue quadrilatéral pour la sécurité), cette alliance informelle en Asie-Pacifique, aux côtés des États-Unis, du Japon et de l’Australie. Le pays, qui entretient également la diaspora la plus nombreuse du monde, est aujourd’hui courtisé. La France doit-elle s’extraire de ce jeu ? Bien entendu, répondre à cette question par la négative ne signifie pas qu’il faille souscrire à tout ce qui se passe en Inde.
Autres points : Paris défend le vocable de « région Indo-Pacifique » pour évoquer les questions asiatiques, notamment du fait de sa double présence dans l’océan Indien et l’océan Pacifique, avec ses territoires d’outre-mer.
New Delhi est également un client potentiel, notamment dans le domaine de l’armement (on évoque l’achat de 26 Rafale Marine). Emmanuel Macron souhaite par ailleurs être invité au prochain sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui se tiendra à l’automne en Afrique du Sud, pour relancer sa relation avec le Sud global. Autant de raisons de ne pas bouder le premier ministre indien.
L’aspiration de plusieurs géants du Sud à une nouvelle reconnaissance, leurs griefs contre un Occident jugé hégémonique qui voudrait maintenir un statu quo anachronique dans la hiérarchie des puissances internationales, sont des réalités qu’un boycott ne ferait pas disparaître. Cesser le dialogue serait même contreproductif.
Pour autant, n’attendons pas de miracles. Lorsque Modi parle avec Washington, Londres ou Paris, c’est pour être écouté et traité en égal. Pas pour se faire chapitrer, ni entraîner dans une guerre russo-ukrainienne vue depuis le Sud comme une affaire d’Européens et dont il estime qu’elle n’est pas la sienne.
Si l’invitation de Modi ne sert qu’à cautionner les dérives qu’on lui impute, alors le bilan sera négatif. Mais si derrière les images de la tribune officielle du 14 juillet un dialogue pouvait perdurer, permettant de contribuer à éviter en bonne intelligence des dérives politiques nuisibles, alors le protocole et la tradition auraient du bon.
Professeur de science politique à l'École de Droit de l'Université Clermont Auvergne (UCA)
The Conversation
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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